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Yohan Ziehli a grandi entre les vignes de Lavaux et de la Riviera. Amateur de produits du terroir, lecteur compulsif et pianiste à ses heures perdues, il travaille pour le groupe de son parti au parlement fédéral en tant que juriste, spécialisé dans les questions de politique extérieure, institutionnelle et démographique. Il a siégé onze ans au Conseil communal (La Tour-de-Peilz et Lausanne) et est vice-président de l’UDC Vaud.

Symboles de haine : interdiction nécessaire ou absurdité démagogique ?

Le symbole ACAB, au cœur d'un important débat cette année, fait de tous les policiers des "bâtards". Sera-t-il également proscrit ? (Ehimetalor Akhere Unuabona/Unsplash)
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Fin novembre, le Grand Conseil vaudois a transmis au Conseil d’État une motion visant à interdire et punir l’exhibition de symboles de haine dans l’espace public. Une grande victoire de l’État de droit contre les factions extrémistes ? Pas si sûr !

Il s’agit tout d’abord de circonscrire le débat à ce qu’il concerne vraiment. À plusieurs reprises, certains députés et journalistes ont encensé le projet, lui prêtant la qualité de sanctionner les appels à la haine. En réalité, ce n’est guère le cas : la motion adressée par l’organe législatif ne concerne pas l’usage de symboles haineux à des fins de propagande ou d’atteintes à la personnalité.

Les actes de propagande sont déjà punis – et plus lourdement

Les appels à la haine et autres actes visant à propager des idéologies nauséabondes tombent d’ores et déjà sous le coup de l’article 261bis CP. Les atteintes à l’intégrité physique et à l’honneur sont elles aussi concernées par une foule de dispositions traditionnelles du code pénal : interdiction de l’injure, la menace, la diffamation, la calomnie, les voies de fait, les lésions corporelles…

Alors que concerne la motion ? Se limitant à la marge de manœuvre que 175 ans de centralisation ont laissée aux cantons, elle se borne à demander l’interdiction et la sanction de l’usage des symboles visés sur le domaine public lorsqu’ils ne sont pas utilisés à des fins de propagande et ne portent pas atteinte à la personnalité d’autrui. Exemples évoqués : une croix gammée taguée sur le mur d’une école ou un drapeau explicite porté lors d’une manifestation politique.

Par manque de courage, le parlement fonce vers l’arbitraire

Bien, me direz-vous : n’est-il pas nécessaire d’interdire l’usage de tels symboles pour ce qu’ils sont, indépendamment de l’intention de leur auteur ? Est-il normal que le jeune qui a tagué un symbole nazi ne soit amendé que pour le tag et pas pour son contenu – à moins que l’on ne puisse démontrer qu’il a agi à des fins de propagande ou d’incitation à la haine ?

Quid de ces affiches, omniprésentes dans les universités ? (DR)

Pour répondre, il faut tout d’abord rappeler un principe élémentaire de l’État de droit : en matière pénale, tout sanction nécessite un certain degré de précision afin de pouvoir être opposée au justiciable. Dit autrement : prononcer une sanction contre un individu en conséquence d’un comportement n’ayant pas été clairement défini comme répréhensible serait contraire à l’État de droit.

En l’occurrence, tant la commission que la présidente du Conseil d’État ont renoncé à établir une liste des symboles interdits. Problème : comme la motion vise précisément la simple exhibition de symboles sans s’arrêter sur l’intention de l’auteur, le fait de ne pas prévoir de liste claire rend la punition largement arbitraire.

Imaginons, pour se rendre compte de la chose, que le droit pénal interdise l’acquisition d’armes blanches illicites sans préciser les critères selon lesquels ces armes seront définies comme illicites : il faudra que, durant plusieurs années, des acheteurs de couteaux se procurent des exemplaires divers pour laisser aux tribunaux le temps, au cas par cas, de fixer les grandes lignes de l’interdiction. Une telle norme serait inacceptable selon les principes de notre État de droit tant en ce qu’elle aurait conduit à la condamnation d’individus convaincus de pouvoir acheter un couteau papillon qu’en ce qu’elle aurait dissuadé d’honnêtes bouchers d’acheter leurs outils de travail, de peur de se voir traduits en justice.

Un casse-tête difficile à résoudre

Il en va de même dans le cas qui nous intéresse : il faudra plusieurs années de jurisprudence pour définir ce qu’est un symbole de haine. Outre la croix gammée, quels symboles liés au nazisme seront considérés comme haineux, dès lors que l’on exclut la volonté de leur exhibiteur de l’équation ? Un maillot sportif affublé du chiffre 88, le drapeau d’un club sportif arborant un aigle stylisé ou un tatouage runique seront-ils considérés comme illicites ?

Et quelles seront les exceptions ? Pensons à ce symbole cher à certains milieux alternatifs sur lequel on aperçoit un personnage jetant une croix gammée à la poubelle. À en croire le texte de la motion, son possesseur sera condamné pour l’avoir exhibé, l’intention de propagande n’était nullement évoquée par le législateur vaudois.

Omniprésent dans le monde alternatif, ce symbole pourrait également être concerné !

Qu’en sera-t-il du marteau et de la faucille, rappelant le stalinisme et ses dizaines de millions de tués ? On ne le sait pas. À la lecture du rapport de commission, ce symbole pourrait être épargné, entre autres car il est « encore utilisé aujourd’hui sur certains drapeaux de régions ou d’oblasts de Russie ». On lit plus loin qu’un « commissaire abonde dans ce sens en disant que les symboles du marteau et de la faucille ne sont pas liés qu’au stalinisme, mais utilisés de manière plus vaste avec une autre histoire ».

La même question peut être posée pour de nombreux emblèmes. Le signe ACAB est par définition un symbole de haine. Une députée qui s’afficherait avec devrait-elle être condamnée ? Quid de la ville de Lausanne, qui laisse ce slogan être régulièrement peint en violet sur une façade lui appartenant, parfois associé à d’autres messages hostiles aux forces de l’ordre ? Pourra-t-on afficher un symbole faisant référence au Hamas ou au Hezbollah ? Ou à l’armée israélienne ? Un drapeau affublé du Z russe sera-t-il admis, au même titre qu’un chapeau reproduisant le camouflage des troupes américaines en Irak ? Quid d’un polo à l’effigie du Che, de Pol Pot ou de Staline ?

Le législateur ne doit pas se décharger de sa responsabilité

En démontrant son incapacité à définir – même grossièrement – ce qui doit être interdit et ce qui ne doit pas l’être, le Parlement exemplifie à merveille toutes les contradictions possibles pouvant découler de la motion. En précisant qu’aucune liste ne sera établie, la représentante du Conseil d’État confirme l’impression qu’il s’agit d’un sujet sur lequel une majorité politique ne peut être atteinte dans le détail mais, en même temps, sur le quel il n’est socialement pas possible de ne rien faire.

Sans donner de mandat clair aux tribunaux, cette motion pourrait se transformer en simple décharge de responsabilité, le législateur abandonnant l’une de ses prérogatives au pouvoir juridictionnel. Cette manière de faire n’est pas souhaitable en l’espèce et ne saurait rien apporter de bon, à part une pratique fade, incertaine et, partant, inefficace.

Le fait que de telles lacunes n’aient pas même été abordées en plénum démontre la faiblesse du projet : accepté tel une simple résolution sans réelles implications pratiques, on ne se donne pas même la peine de débattre de son bienfondé. L’impression demeure qu’on vote une motion comme on poste un tweet. Du point de vue institutionnel, c’est regrettable.

Les Vaudois méritent mieux que ça. Les sujets sérieux aussi

Plutôt qu’un débat concret et précis, les observateurs de la vie publique auront eu droit à un échange de banalités inintéressant au possible. Le motionnaire chutera même au fond des abysses en plaidant pour un « droit de vivre dans un environnement vierge » – aboutissement grotesque de la culture de l’offense.

Il m’aurait semblé qu’un thème grave – tel que les limites de la liberté d’expression et l’incitation passive à la haine – devrait être considéré avec sérieux. Comment pouvons-nous imaginer pareil débat sans esquisser les implications sur le principe de la légalité ? Comment pouvons-nous accepter à l’unanimité une motion qui pose plus de questions qu’elle n’en règle ?

Gageons que le Conseil d’État saura prendre conscience des lacunes du projet en l’espèce et présenter une réponse claire et précise. Le Parlement, en somme, doit être confronté à une réalité : il doit choisir soit d’interdire, en osant définir ce qui doit l’être, soit de ne pas le faire. Il doit prendre ses responsabilités de législateur. Une réponse couarde à mi-chemin ne saurait être acceptée.

Yohan Ziehli

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