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Stev’ LeKonsternant prend à coup sûr trop souvent l’apéro. Comme le politiquement correct fondé sur rien lui provoque des réactions épidermiques, il se prête parfois au jeu dans ses rares moments de lucidité en sautant à pieds joints dans le plat. Histoire de provoquer une réaction ou un débat là où les tenants de l’Axe du Bien n’en veulent pas.

Les jeunes ne savent plus lire !

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Le dernier test PISA a été l’occasion de prendre conscience que nos jeunes ne savent plus lire. Pour être précis, disons plutôt qu’un quart des élèves suisses en fin de scolarité obligatoire ne maîtrise pas les fondamentaux de la lecture que sont identifier les idées principales d’un texte ou en extraire des informations clairement explicitées.[1] À l’inverse, un élève sur onze atteint un niveau d’excellence, ce qui est certes un bon résultat mais reste inférieur à ce que l’on pourrait attendre d’un pays aussi riche et développé que le nôtre. Comment donc expliquer ces lacunes qui placent les petits Helvètes derrière les Estoniens et autres Australiens ? 

Certains pourraient être tentés de hausser les épaules. De leur point de vue, la lecture n’est probablement qu’un divertissement parmi tant d’autres et le fait que bon nombre de jeunes Helvètes soient à la rue ne mérite sans doute pas qu’on fouette un chat. Chacun a le droit d’avoir son avis certes, mais c’est là un avis erroné et dangereux. 

La lecture est incontournable dans la vie quotidienne comme professionnelle. Elle est fondamentale pour apprendre de nouvelles choses, comprendre des instructions écrites ou même communiquer. Elle contribue au développement personnel, à l’autonomie ou à la participation civique des individus. Bref, en un mot comme en cent, dans une société qui se réclame de l’information telle que la nôtre, la lecture est indispensable à quiconque ambitionne de dépasser le stade de la survie. Partant de là, il est impératif de faire en sorte que chacun atteigne un niveau suffisant en la matière, il en va du développement de notre société dans son ensemble. 

Apprendre à décoder efficacement

La nature n’ayant malheureusement pas doté notre cerveau de facultés innées pour la lecture, le jeune lecteur doit dans un premier temps apprendre à reconnaitre ces caractères porteurs d’informations. C’est pour lui, un apprentissage lent et fastidieux. Pour y arriver, il doit en effet « pirater » un réseau neuronal déjà constitué et lui attribuer une nouvelle tâche. Dans le cas qui nous concerne, il s’agit d’un groupe de neurones, fortement interconnecté avec les réseaux visuel et langagier, qui se situe dans l’aire cérébrale de reconnaissance des formes. Ce réseau permet à l’enfant de reconnaitre et nommer divers objets et visages qui se situent dans son environnement proche dès l’âge de 16 à 18 mois. Cette réattribution de tâche va lui permettre de comprendre que le mot n’est pas un tout unitaire, mais qu’il se composes de lettres et d’ensemble de lettres (les graphèmes) qui correspondent à des sons (les phonèmes).[2]

Certaines stratégies d’apprentissage telles que la lecture dite « globale » ignorent ce fait. Selon cette théorie, il s’agit de faire retenir à l’enfant le mot entier « par cœur », de manière photographique. En procédant de la sorte, la région du cerveau qui va s’activer ne sera pas la même. En conséquence, le réseau neuronal impliqué normalement ne se développera pas et l’enfant ne deviendra jamais un expert du décodage. Il devra se contenter de retenir ce qu’il peut dans le flot des centaines de milliers d’images de mots auquel il va se confronter. Autant dire, une tâche herculéenne qui dépassera très vite ses capacités. Une bonne méthode d’acquisition du décodage est ainsi un élément fondamental de l’apprentissage de la lecture. 

Une fois cette phase de défrichage accomplie, le gros du travail peut commencer. L’enfant va être sollicité par un immense effort d’attention. Il lui faudra en effet passer en revue dans le bon ordre chacune des lettres de chaque mot sans en oublier une seule, « tout en se souvenant de leurs correspondances avec les phonèmes et en les assemblant en mémoire pour former un mot.  Chaque mot est pour lui une énigme, un puzzle qu’il ne reconstitue qu’au prix de grands efforts. »[3]

A ce stade, plusieurs zones du cerveau de l’enfant s’activent en plus de celle normalement dédiée à la lecture chez l’adulte. L’enfant mobilise en effet des régions associées aux mouvements des yeux, à des processus de mémoire, au langage oral ou à l’attention et ce n’est qu’au fur et à mesure de l’automatisation de la lecture que la mobilisation de ces zones décroît, permettant de les libérer et de les réutiliser pour d’autres activités.[4]

La fastidiosité de ce travail mérite qu’on s’attarde un instant sur la manière de le présenter à l’enfant. D’aucuns prétendent qu’il faut le motiver en lui fournissant un support ludique. L’idée se défend et certaines méthodes le font très bien, comme l’excellente méthode des Alphas. Cependant, il convient d’affirmer ici une fois pour toutes que le meilleur levier de motivation qu’on ait trouvé à ce jour reste le sentiment d’auto-efficacité. Dès lors qu’une personne se sent compétente pour une tâche, elle réalise cette dernière avec beaucoup plus d’entrain. Et à ce jeu, on n’a encore rien trouvé de mieux ou presque que la méthode d’enseignement explicite.[5] Si vous ajoutez encore l’une ou l’autre stratégie de lecture telle que prédire ce que va dire le texte, se servir des illustrations ou porter un intérêt accru aux titres, vous obtenez le cocktail de technique idéal pour devenir un bon lecteur.

Comprendre ce que l’on lit

Partons du principe que l’enfant s’est correctement approprié l’outil de décodage. Nombreux sont les parents, comme les enseignants ou décideurs d’ailleurs, à crier victoire et à se dire que l’essentiel est fait. Ce constat qui pourrait s’assimiler à ce que certains nomment « le bon sens » est cependant faux. Pour tout dire, on n’en est qu’au début du travail menant à une lecture experte. Le neuroscientifique Michel Desmurget précise en effet que c’est « la compréhension qui, ultimement, décide de tout. »[6] Et pour comprendre, il faut des connaissances en grammaire comme en vocabulaire. 

Pour illustrer l’impact de l’ignorance sur la compréhension, Desmurget a pris un texte et s’est amusé à en remplacer environ 4 % par de pseudo-mots, restituant ainsi le contexte dans lequel se trouve des lecteurs ne connaissant pas les termes qu’ils lisent [7] :

Comme vous pouvez le constater, décrypter ce texte devient ardu, même pour des lecteurs chevronnés comme vous et moi. Imaginez donc un instant ce qu’il advient d’un lecteur ne possédant qu’un bagage rudimentaire en vocabulaire comme en grammaire et dont les manques s’élèvent à bien plus de 4 % du total. Les connaissances relatives à ce que le texte exprime, ainsi qu’à tout ce qu’il ne dit pas mais qu’il est essentiel de connaitre pour comprendre de quoi il s’agit  sont donc fondamentales pour faire du lecteur un lecteur aguerri. Une expérience menée en sciences cognitives le démontre bien. Elle a opposé d’excellents lecteurs ne connaissant rien au baseball à des lecteurs très faibles mais passionnés par ce sport. Il en a résulté que ces derniers comprenaient mieux un texte relatif à leur sport favori que ceux de la première catégorie. On réalise ainsi à quel point les connaissances sont importantes et priment sur tout le reste. Un raisonnement qui vaut bien évidemment tout autant, voire même plus, pour l’apprentissage des langues étrangères.

Les causes de l’effondrement

Ce constat ne va cependant aujourd’hui plus de soi. A l’ère du numérique et de Google en particulier, certains pensent que puisque les connaissances sont immédiatement disponibles, il n’est plus important de les apprendre. C’est là un mythe particulièrement destructeur puisque les instituts dédiés à la formation ont tendance à minorer l’importance des connaissances pour leur préférer l’acquisition de « compétences ». Ces gens ont tendance à mettre la charrue avant les bœufs et à oublier que ce n’est pas parce qu’une connaissance est disponible qu’on est capable de l’utiliser. A ce propos, le psychologue Benjamin Bloom avait déjà démontré en 1956 que, pour que des activités intellectuelles complexes comme l’analyse, la synthèse ou l’évaluation puissent se déployer, les connaissances relatives au domaine dans lequel ces activités s’exercent doivent être maîtrisées. Or, ce n’est pas parce qu’une connaissance est aisément accessible qu’on la maîtrise. D’ailleurs, ce n’est pas non plus parce qu’elle se situe à portée de clic qu’on est capable de la trouver. Bref, toute cette rhétorique moderniste sur l’inutilité d’apprendre se dégonfle très vite dès lors qu’on creuse un tant soit peu la question.

En conséquence, il est aujourd’hui impératif de réorienter les formations de manière à remettre les connaissances au centre des préoccupations. C’est là un raisonnement qui vaut pour la lecture, mais de manière plus globale pour tous les domaines où les « compétences » ont remplacé les connaissances. Selon les cognitivistes travaillant sur le champ de l’expertise, cette dernière n’est en fait que l’addition d’une multitude de connaissances parfaitement maitrisées sur un domaine particulier.

Il est aujourd’hui crucial de rectifier le tir. Ce d’autant que cette erreur de calibrage des formations s’ajoute à la déferlante du numérique et des téléphones portables en particulier, un véritable ouragan qui ravage le développement de la jeunesse. J’ai déjà traité de ce sujet dans un billet particulier, (https://blogs.lepeuple.ch/stev-lekonsternant/jeunesse-une-arme-de-destruction-massive-en-poche/).

Je terminerai en signalant aux parents qu’ils peuvent jouer un rôle clé dans l’acquisition de la lecture de leurs enfants en partageant simplement des moments de lecture avec eux. Plusieurs études ont en effet mis en évidence les bienfaits de ces moments où nous leur lisons des histoires sur le développement de leurs capacités de lecteur. Fait remarquable, elles ont également montré qu’une large frange des pré-ados et même des ados en veulent et en redemandent. Vous savez ce qu’il vous reste à faire…


[1] https://www.oecd.org/publication/pisa-2022-results/country-notes/switzerland-95f719cc#chapter-d1e11

[2] Stanislas Dehaene « Apprendre à lire, des sciences cognitives à la salle de classe », Odile Jacob, Paris, 2011, pp.39 à 42

[3] Ibid p.48

[4] Ibid. p.49

[5] https://www.taalecole.ca/enseignement-explicite/

[6] Michel Desmurget « Faites les lire ! Pour en finir avec le crétin digital », Seuil, Paris, 2023, p.124

[7] Ibid p.136r

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