C’est maintenant fait : la Suisse a été condamnée pour une violation des droits fondamentaux consécutive à son inaction en matière climatique. Mais que représente véritablement cette décision ? A-t-on raison de fanfaronner, ou l’heure est-elle à la retenue, voire à la franche remise en question ? Pour le savoir, il convient de passer en revue trois aspects du jugement, ma foi fort peu commentés jusqu’à présent.
- Une atteinte directe à la séparation des pouvoirs
Tout d’abord, il faut rappeler que la compétence de la CEDH se limite aux violations des droits fondamentaux énumérés dans la Convention européenne des droits de l’homme. Il ne lui appartient pas de trancher d’autres questions. Nous pouvons dès lors nous demander quel droit fondamental a été violé par la Suisse dans le cas d’espèce. La réponse pourra surprendre certains lecteurs :
Art. 8 – droit au respect de la vie privée et familiale
Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
Le lien entre cet article et le droit pour un groupe de séniores du climat d’exiger que la Suisse modifie son approche de la politique climatique et énergétique ne saute pas aux yeux. Et c’est bien naturel : jamais les Etats parties n’auraient imaginé, respectivement souhaité une pareille extension interprétative lorsqu’ils ont ratifié la Convention dans les années d’après-guerre.
Pire : les Etats parties ont jusqu’à présent toujours expressément refusé d’introduire un article consacrant les droits environnementaux dans ce texte, estimant que les réponses devaient rester éminemment politiques plutôt que juridiques.
Nous pouvons ainsi relever la première erreur, majeure, de l’arrêt « historique » du 10 avril : le rôle de la Cour est d’appliquer le droit, pas de le faire. En décidant d’outrepasser ses compétences afin de créer des obligations positives (pour reprendre ses termes) sur la base d’un droit volontairement exclu de la Convention par les législateurs européens, la CEDH se distancie des principes élémentaires de la séparation des pouvoirs, pourtant essentiels à tout Etat de droit.
- Après les juges étrangers viennent les ministres étrangers
Nous venons d’aborder le problème de la compétence de la Cour, penchons-nous maintenant sur son argumentation. Dans un premier temps, les juges de Strasbourg se détournent d’un nombre important d’anciennes jurisprudences (tant en ce qui concerne la qualité pour agir des associations que les conditions nécessaires à établir une violation d’un droit fondamental) et créent un nouveau droit, respectivement une nouvelle série d’obligations positives à l’adresse des Etats parties.
Ainsi, pour respecter le droit à la vie privée, les Etats ne doivent pas seulement s’abstenir de polluer à outrance l’air ambiant ni établir une législation détaillée et précise en matière climatique – ce que la Suisse a largement accompli, de manière modèle en Europe – mais aussi respecter une série de prescriptions directement sorties de la matière grise des magistrats européens en matière de planification, de fixation des objectifs ou encore de communication.
Si la Suisse est donc condamnée, c’est notamment car dans un cours laps de temps suivant la votation sur la loi CO2, rejetée par le peuple, il n’y avait pas de calendrier expliquant suffisamment précisément le rythme auquel les émissions doivent diminuer. Des juges européens peuvent donc, en dehors de toute base légale, décider d’élaborer des normes de droit positif et, naturellement, les faire prévaloir sur les décisions populaires d’un Etat partie.
Cela est d’autant plus cocasse que, lorsqu’il a ratifié la Convention européenne, le Conseil fédéral avait expressément exclu le droit de référendum, arguant que ce traité ne changerait rien au droit suisse. Une condamnation de la Suisse par la Cour avait été qualifiée « d’inimaginable » afin de rassurer l’électorat, qui n’a donc pas pu se prononcer dans les urnes.
En lieu et place d’un vote populaire, le peuple souverain a eu droit à une absorption progressive de compétences par les juges de Strasbourg, dépassant à chaque fois de nouvelles limites jusqu’à pouvoir aujourd’hui créer des obligations positives pourtant rejetées explicitement par les Etats parties.
Désormais, la prise de « mesures de mise en conformité du droit interne » par la Suisse sera surveillée – pardon, contrôlée, pour reprendre les termes de l’arrêt – par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Oui : des ministres d’Azerbaïdjan, d’Arménie, de Géorgie ou encore de la Turquie d’Erdogan feront office d’autorité de surveillance afin d’éviter que nos autorités politiques ou, pire, nos citoyens-votants n’appliquent mal les droits de l’homme tels qu’interprétés par la plus haute Cour du continent. Vous saisissez probablement l’ironie de la situation.
- La porte ouverte aux abus
Un autre élément est largement passé sous les radars : la consécration de normes de droit souple par le plus haut tribunal européen. C’est un élément qui frappe lors de la lecture de l’arrêt : les juges de Strasbourg se référent largement à des normes de droit souple (soft law).
De quoi parle-t-on ? Il s’agit d’éléments non-contraignants aujourd’hui à la mode en droit international. On les retrouve par exemple sous formes de pactes mondiaux ou de recommandations émises par des institutions internationales (notamment un certain nombre de comités onusiens). Le propre de ces normes est, comme leur nom l’indique, de ne pas constituer du droit applicable contraignant, raison pour laquelle les Etats les acceptent facilement – souvent sans ratification parlementaire.
Un exemple d’actualité est connu de tous : le pacte de Marrakech sur les migrations. La Suisse s’apprête à débattre de la ratification de ce pacte et, seule l’UDC y étant ouvertement opposée, pourrait s’y rattacher très rapidement. L’argument phare de ses partisans est qu’il s’agit de droit souple, précisément, et que ses dispositions ne seraient donc pas contraignantes. C’est aussi pour cette raison qu’il n’est pas prévu de soumettre ce traité au référendum facultatif et que le peuple risque bien de ne pas pouvoir voter dessus.
La dernière jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme est manifestement inquiétante à ce niveau : si elle a pu donner tant de poids à des normes de droit souple en matière climatique, pourquoi ne le ferait-elle pas en matière migratoire ? Il faut désormais redouter qu’en cas de signature de ce traité, la Suisse perde encore le peu de souveraineté qu’il lui reste dans sa politique démographique. La même crainte s’applique à un grand nombre de sujets touchés par des normes de droit souple d’ores et déjà ratifiées par la Suisse sans que le peuple souverain n’ait eu la moindre chance de se prononcer dessus.
En conclusion, nous constatons qu’un tribunal institué sans vote populaire ni possibilité de référendum a décidé de créer une nouvelle norme de droit positif qui ne repose sur aucune base légale crédible afin de condamner la Suisse, Etat exemplaire en matière de durabilité. Conséquence : comme le peuple a « mal voté » aux yeux de la Cour, 45 Ministres plus ou moins européens (qui répondent presque tous de bilans climatiques bien moins heureux que le nôtre, voire inexistants) auront le loisir de contrôler la mise en œuvre par la Suisse des obligation nouvellement créées par les juges de Strasbourg. De plus, le droit souple est à présent consacré comme une source de droit pertinent par le Tribunal suprême du continent, ouvrant la porte à l’application de milliers de pages de directives et autres recommandations dont le peuple souverain n’a souvent jamais entendu parler.
De là à considérer que la démocratie dans son sens le plus noble ne pourra plus jamais être vue de la même manière, il n’y a qu’un pas.
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