En Suisse, on aime parler des moments où l’on atteint les fameuses « limites du fédéralisme ». Mais dans la deuxième ville du canton de Vaud, on percute plus volontiers les limites de la démocratie. Récit.
Déjà un peu de spectacle : oui, il est revenu ! Non pas le clown maléfique de Stephen King, mais bien Ruben Ramchurn qui annonçait pourtant au Peuple son choix de quitter la Suisse et la politique il y a tout juste deux mois. Et premier constat : ni son séjour à l’ombre des grands banians, ni ses aventures entrepreneuriales ne l’ont rendu indolent.
Ne leur donnez pas de roquettes
Mais même sans la combativité proverbiale de l’ex-UDC, qui siège désormais en tant qu’indépendant, le spectacle était garanti en ce jeudi 6 juin. Pas que des enjeux civilisationnels majeurs fussent à l’ordre du jour du côté du Nord vaudois, non : parmi les points chauds, il s’agissait notamment de voter sur un « crédit d’étude de CHF 750’000.- pour les étudespréliminaires nécessaires à l’élaboration d’un avant-projet de requalification » de deux rues du centre-ville. Alors certes, pas mal d’argent en jeu pour aboutir à la conclusion habituelle qu’il faudra supprimer des places de parc et rouler moins vite mais pas Israël-Palestine non plus. Reste qu’au vu de la violence des échanges, marqués par une demande de récusation concernant un couple d’élus PS et l’absence finale de décision, on se questionne sur ce que tout ce beau monde ferait avec des roquettes entre les mains. Sûrement pas beaucoup mieux qu’au Proche-Orient.
Autre moment phare de la séance, une demande un peu baroque de crédit d’investissement pour le renouvellement d’un camion-benne, une installation photovoltaïque, l’acquisition d’un véhicules électriques et le remplacement d’une surfaceuse de patinoire. Un « préavis Frankenstein », selon le rapport de commission signé par un élu Vert-e-s et solidaires (NDLR toujours pas de « x » dans le nom du groupe, ça devient inquiétant). Sans doute désireux de tacler de la sociale-traître en la personne de Brenda Tuosto, l’auteur du texte, Yohann Meyer, y dénonçait la multiplication de « monstres anti-démocratiques, propre à jeter le doute sur la sincérité de la municipalité et l’opprobre sur ses membres les plus irrespectueux du processus démocratique ». Alors certes, après une remontrance du Syndic PS Pierre Dessemontet en début de séance, le jeune élu a présenté des excuses devant l’assemblée, mais en voilà un qui ne craint assurément pas les envolées lyriques.
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Dignitas et gravitas
Heureusement, la soirée a également été marquée par des moment de grâce. Comment ne pas être ému, par exemple, par la « consternation » de cette élue vert’libérale, Anne Gillardin, découvrant avec effroi que la Suisse ne ressemble pas encore à la Norvège (où elle se trouvait récemment en vacances) en matière d’inclusion du beau sexe dans le domaine économique. Et notamment dans les structures dans la gouvernance desquelles la Ville est représentée : Y-SOLAR SA, Y-PARC SA, SAGENORD, fondations et associations diverses… Tandis que l’élue présentait son postulat – accepté, que croyez-vous ? – une voix s’élevait du côté du groupe UDC à côté de nous : « C’est déjà trop », ironisait cet élu tandis qu’un chiffre illustrant la sous-représentation des femmes dans l’économie était mentionné. Dignitas et gravitas, qu’ils disaient avant la transformation de la société occidentale en farce intégrale.
« C’est carnaval, ce soir », nous écrit d’ailleurs un membre de l’assemblée, un peu abattu de voir sa localité une fois de plus ridiculisée par son législatif. Il faut dire qu’il est bientôt minuit et que la moindre décision suscite des débats interminables sur fond de jalousies, de conflits de personnes et d’ambitions diverses. Le tout, généralement, pour déboucher sur des décisions acceptées à une large majorité. De toute manière, à part en matière de mobilité, à quoi ose encore s’opposer la droite, ici comme ailleurs ? En tout cas pas à la multiplication des « avancées sociétales », même lorsqu’elles ressemblent furieusement à des usines à gaz.
Agiles et transversaux
En réponse à une question, le syndic prend une dernière fois la parole pour nous parler de « concepts sur la dynamisation de la vie nocturne et de la vie estivale ». Un sinistre « diagnostic touristique » est même évoqué. « Agiles et transversaux », « flexibles », lui et ses collègues « travaillent sur l’événementiel » nous dit-il, pour attirer des visiteurs dans une belle ville qui ne mérite pourtant pas d’être malmenée à ce point. Mais la transition d’une cité ouvrière en Lausanne-bis miniature – ou en Disneyland pour bobos – est visiblement à ce prix. Et Pierre Dessemontet d’évoquer une faiblesse locale : l’absence d’un rendez-vous fort, type Montreux Jazz, qui permettrait de « brander » et « marketer » la ville.
Assis à côté de nous, notre excellent collègue de 24 heures nous fait une proposition : si l’on cherche une vraie curiosité pour attirer le public, il n’y a qu’à l’amener au Conseil communal.
On rigole, mais la larme à l’œil
Si l’humour est la politesse du désespoir, selon l’adage, il faut une certaine vocation d’humoriste pour traiter adéquatement du Conseil communal d’Yverdon-les-Bains. Entre mesquineries, outrances et coups d’éclats qui tombent à plat, voici un législatif où, depuis plusieurs années, les débats ubuesques se multiplient. Et à vrai dire on a un peu mal pour l’image que cela donner d’une ville si injustement malmenée dans les médias habituels. Qu’un braquage se déroule dans un commerce, ici, et vous en aurez à coup sûr pour deux semaines d’articles, tandis que des événements parfois bien plus graves feront l’objet d’une simple brève dans les villes plus importantes de Suisse romande. Comme si ce qui est jugé normal à Lausanne préfigurait l’apocalypse dans le Nord vaudois. Comme si la corporation des journalistes, dont le cœur est généralement à gauche, n’aimait rien tant que taper sur cette ville modeste, marquée par son histoire ouvrière et par l’immigration.
Mais face à ce déficit d’image, comme on dit en marketing, il serait bon que les élus locaux retrouvent un minimum le sens de l’unité. Oui, on peut avoir des désaccords avec la ligne de telle ou telle majorité politique, oui la controverse argumentée est un art qu’il faut non défendre, mais de grâce quittez la cour d’école ! Au fond, le cas d’Yverdon-les-Bains est un exemple parfait de la transformation de la démocratie en spectacle. Un spectacle au comique d’autant plus désespérant que la population n’en saisit de moins en moins les enjeux.
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