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Je suis chrétien et anarchiste de droite, j’ai un Dieu, mais pas de maître. Journaliste, à la tête du magazine Le Peuple, je m’exprime sur cette newsletter à titre personnel, avec ma casquette de philosophe et de passionné de littérature. Vous allez peut-être tomber de votre tabouret, si vous venez ici pour la première fois, mais je respecterai vos désaccords, car j’aime avant tout le débat. J’aime aussi la bonne humeur, la bière, la viande rouge et le squat à la barre fixe, mais sous la parallèle.

Éloge du kebab

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Chers amis, chers camarades,

Comme j’ai un gamin qui ne dort pas, je m’essaie à un exercice exotique : commencer la rédaction d’un texte à trois heures du matin. Je vous aime beaucoup, n’allez pas croire, mais j’aimerais tout de même mieux me remettre au lit et repousser l’écriture à demain. Soyons réalistes : je sais très bien que si je fais ça, il refera une crise de panique et ce sera reparti pour une heure.

Quoi qu’il en soit, cette interruption me fait penser à la vendeuse du kebab, hier à midi, qui nous encourageait vivement, ma femme et moi, à profiter de l’âge de nos gamins parce que cette étape de la vie passe trop vite. À vrai dire, cette nuit j’ai pas l’impression que ça passe si vite mais sans doute que c’est pire après, vu que ses gosses à elles sont au gymnase. Je me demande néanmoins si l’on a souvent l’occasion de pondre des billets à des heures absurdes quand nos gamins ont dix-sept ans.

Deux clients fabuleux

Mais bref, j’aime bien le couple qui tient le kebab où je vais, dans ma ville. Ce sont des gens parfaitement décents, ce qui n’est pas le plus ridicule des compliments dans mon vocabulaire. Alors je sais qu’il y a parmi mes lecteurs des gens qui ont des préoccupations d’ordre identitaire et qui voient dans ce type de restaurants l’avant-garde de l’islamisation du continent européen. J’admets m’en foutre énormément, et voici pourquoi.

Hier, quand j’ai débarqué avec la Smala au Grec (comme disent les jeunes à propos de ces établissements tenus par des Turcs) où j’ai mes habitudes, il y avait deux hommes seuls, la soixantaine, qui causaient très fort d’une table à l’autre, sur la terrasse. Tranquillement, ils enchaînaient les ballons de pinard en se jaugeant comme dans les bars à alcoolos de la grande époque.

Du point de vue de la pilosité faciale, la mode était très étrange quand je fréquentais les bistrots pour souillasses au début des années 2000.

À Yverdon – ma ville – ces bistrots s’appelaient Le National ou Chez Melon quand j’étais gamin, et mes copains et moi avions l’habitude d’y faire de temps en temps une expédition qui, à défaut d’être punitive, se révélait toujours très alcoolisée. On y buvait des chopes de vin blanc – toujours exprès le plus mauvais – et on chantait l’hymne national très fort pour faire plaisir aux habitués qui se lançaient rapidement dans d’immenses déclarations définitives du genre : « On dit souvent du mal des jeunes, mais moi je dis, vous êtes Mes jeunes ! ». Parfois, l’un d’entre eux sortait aussi une lame pour essayer de nous planter. De temps en temps, on finissait la soirée avec des concours de sauts dans les haies des écoles du quartier.

Bref, on vivait en ce temps-là.

À cause de l’hygiénisme insupportable de notre société, on a décidé il y a une quinzaine d’années qu’il valait mieux que les personnes que l’on croisait dans ces troquets meurent toutes seules plutôt qu’à cause de la fumée passive. Alors on a interdit la clope dans les bars, permettant cette avancée considérable d’avoir des hommes seuls parfaitement isolés, dépressifs et suicidaires, mais avec des poumons impeccables. Les bistrots qu’ils fréquentaient ont crevé, puis ont été grand remplacés par des kebabs (et maintenant par des tacos).

« Mon pauvre ami »

Hier, les deux bonhommes derrière nous se racontaient des trucs pas mal. J’ai par exemple apprécié le récit du divorce de l’un des deux, et particulièrement le passage sur le décès de l’ex-femme, qui semblait avoir passablement simplifié les démarches devant la justice. L’épouse de son acolyte (les deux types avaient fini par se mettre à la même table, pour cesser de gueuler), quant à elle, était « en vacances », a précisé le monsieur. Je me suis demandé depuis combien d’années.

La discussion était entrecoupée de commandes qui fleuraient le bon vieux temps :

– Madame, ou Mademoiselle (« chais pas trop »), vous nous remettez trois de blanc, merci !

– Patron, deux de rosé s’il te plaît !

J’étais bien.

À un moment donné, un des deux mecs est parti sur les avantages comparés de l’agriculture canadienne par rapport à la russe, et des expressions bien locales comme « Mon pauvre ami » ont commencé à fuser. A propos du Canada, il décrivait « des étendues, mais des étendues… Mon pauvre ami, encore pire qu’en Russie », avant de nous vanter ses qualités de géographe. Les patrons, qui gardaient un œil sur la scène, faisaient tranquillement leur boulot comme naguère la nana un peu rêche à la tête de son PMU.

Cendriers sur la table et chopes de blanc. Le monde d’avant était juste et bon.

C’est ce qui m’amène au constat d’une continuité anthropologique entre le kebab, lorsqu’il sert de la gnôle, et Le National de mon adolescence. Ce ne sont pas des lieux que les gens chics célèbrent, ou alors avec un deuxième degré souvent insupportable, mais ils ont à mes yeux davantage de vertus que bien des machins branchouilles lancés par « une bande de potes » qui nous servent des radis écoresponsables. Est-ce que je regrette la mort des « bouchons », ces petits bistrots qui comblaient la solitude des vieux d’autrefois ? Bien sûr, mais je ne vais pas faire aux kebabs le reproche d’avoir pris leur part de fonction sociale. 51,4% des couples divorcent en Suisse : autant dire qu’il y aura bien besoin de lieux du genre dans dix ans.

S’il y a une forme de « grand remplacement », comme le dit l’esstraimedrouate, je n’y vois pas le résultat d’un plan d’élites omnipotentes, mais simplement les conséquences du suicide de notre peuple, dont les lois antitabacs sont un des aspects les plus sinistre. Et je préfère célébrer ce qui est que pleurer ce qui ne renaîtra de toute façon pas.

Désolé de s’excuser

Il y a un dernier truc qui m’a marqué, hier. Quand nous sommes arrivés, les trois petites tables devant l’établissement étaient occupées. Outre les deux bonhommes dont j’ai causé, il y avait aussi un type plus jeune, très certainement Turc. Pendant notre commande,il s’est levé et s’est installé à l’intérieur parce qu’il lui semblait naturel qu’une famille profite d’un espace plus agréable plutôt que lui. Quand je lui ai fait signe, le mec m’a d’abord remercié de le remercier, puis s’est excusé de ne pas avoir un « de rien » qui lui soit venu à la bouche, et m’a encore remercié. Pensez ce que vous voulez, mais lui ne revenait pas de Solingen. Et j’ai plus à voir avec ce gaillard qu’avec le journaliste payé par le journal Libération pour décrypter le sens des mots «fictosexuel», «Aroace», «personne trans non-binaire» ou «demi-romantique» dans un article paru ce week-end.

(Je vais essayer de retourner discrètement au lit et je vous ponds une conclusion d’ici quelques heures)

Bon je me relis ce matin, et je réalise que je suis parti dans un peu tous les sens. Mais je crois que l’hypothèse de fond de ce texte est juste : la permanence de formes sociales assurée désormais par des types de bistrots que le monde conservateur a souvent bien tort de mépriser.

Avec ce que j’écris, je sais qu’il y a de bonnes chances que les droitardés me traitent de gauchiste, et les gauchistes de facho. Peu importe : je suis arrivé à un stade de ma vie où je suis en paix avec mes convictions. On peut être conservateur et pluraliste, souverainiste et attiré par d’autres cultures. Et peut-être, mais j’attends votre verdict là-dessus ; peut-être est-il possible de sortir un texte sympa alors qu’on préférait être sous la couette. En tout cas c’était important pour moi de dépasser la politique pour parler de ce qui m’intéresse réellement dans la vie : l’homme.

Je finirai ce texte en précisant que je prends mon kebab sans sauce blanche, avec juste concombre, tomate, persil, oignon et chou mariné, du piquant ainsi que le mélange de viande maison (jamais les immenses saucisses reconstituées industriellement).

Si vous aimez mes textes et si vous pensez que j’ai bien occupé mon temps cette nuit, vous avez la possibilité de me financer mes prochaines virées au Monde Snack avec un petit pourboire sur Tipeee.

Que Dieu nous garde,
Raphaël

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