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Europe-Israël : une crise peut en cacher une autre

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L’Europe divisée, Israël divisé, comment sortir de nos clivages pour faire progresser partout la démocratie ? Un ouvrage collectif tente de répondre à ces questions avec des textes originellement publiés dans la revue K.

Dans l’un des textes composant cet ouvrage, le philosophe Jean-Claude Milner rappelle une ancienne propension des juifs américains à se mouler dans le modèle anglo-saxon protestant. Or le sionisme, né en Europe, a invité les juifs non pas aux États-Unis mais en Israël. Les Américains, juifs et non juifs, ont certes pu admirer le courage et le labeur déployés par les bâtisseurs de ce pays et ainsi tout allait bien.

Dès les années 1960, cependant, Israël ne cadre plus suffisamment avec l’idée d’un pays quasi-occidental ayant la paix pour règle, même quand l’ennemi n’est pas totalement défait. Israël serait passé du côté de ceux qui ne se satisfont que d’une victoire totale. Milner pose donc une question, qu’il attribue à l’Occident : comment faire vivre côte-à-côte deux populations qui ont adopté la guerre pour règle ? La réponse passerait par une tutelle américaine et arabe. En outre, estime-t-il, la jeune diaspora américaine préfère les juifs « qui ont fait de la paix leur règle géopolitique et morale » et qui ne la ramènent pas trop avec le judaïsme, la Shoah et la Jérusalem géopolitique. L’Europe restant potentiellement dangereuse, la solution pour les juifs serait qu’ils puissent s’immerger à nouveau dans le modèle anglo-saxon. Selon Milner, c’est le message délivré par Spielberg dans Les Fabelmans. Un souhait qui n’est pas celui du philosophe.

Israël et l’Occident

Historien des juifs et du judaïsme à l’UNIL, Jacques Ehrenfreund décrit les massacres du 7 octobre 2023 sur sol israélien comme une « résurgence du pogrom dans le contemporain ». Il s’étonne de voir un historien américano-israélien tel Omer Bartov, de même que le Secrétaire général de l’ONU, incapables d’inscrire cet événement dans la série longue de la « destruction brutale et répétée des juifs à travers le temps » ; un lien historique remplacé chez eux par le motif du « contexte colonial ». La position d’Ehrenfreund fait ainsi écho, pour les lecteurs, à celle de Milner. C’est toujours cette référence à l’Occident, en somme, plaquée sur Israël, soit pour vanter avant les années 1960 l’éthique quasi-protestante des bâtisseurs (bon point), soit pour voir dans ce pays un prolongement criminel de la colonisation (mauvais point). 

Ehrenfreund rappelle que les assassins du Hamas se sont filmés et vantés de leurs actes abominables sur des citoyens sans défense, cherchant ainsi non pas à forcer les Israéliens à négocier mais, au contraire, à « rendre toute conciliation impossible ». Il souligne, par ailleurs, l’ambiguïté du christianisme associé au judaïsme à travers l’Ancien Testament mais hostile à cette diversité juive, perçue comme une menace pour l’unité christique du genre humain. Dans cet « antijudaïsme traditionnel », la figure du juif paraît moins négative que dans l’antisémitisme, mais toujours inquiétante, comme une sorte de repoussoir à l’Occident chrétien entièrement bon quoique incapable de contrer le nazisme et d’empêcher la Shoah. Il fallait donc dépasser le « roman national » des politiques et des historiens d’autrefois, au profit d’un récit global de paix et d’amour. Dans cette optique, les juifs sont admis, mais pas trop ancrés dans le judaïsme… et si possible anglo-saxons protestants, dirait Milner.

Problème : les juifs résistent

Problème, les juifs résistent en tant que juifs et le font maintenant à travers un État. Or ce pays qui se bat dans un contexte très dur ne peut que décevoir les Américains, qui se vantent d’être des faiseurs de paix, et les Européens enfin réconciliés après de multiples guerres atroces. Lavée du péché identitaire, l’Europe « post-historique » ne verrait plus vraiment la nécessité d’un nationalisme juif (surtout si les juifs mettent leur judaïsme et les persécutions en sourdine). Paradoxalement, selon Ehrenfreund, ce vœu de paix perpétuelle (d’ailleurs contredit par l’invasion de l’Ukraine en février 2022, sans oublier les attaques islamistes répétées dans les villes européennes) réveille la violence envers les juifs soucieux de défendre, y compris par les armes, leur État lui aussi attaqué…

Comment surmonter ces malentendus anciens et renouvelés, alors même qu’on pouvait les croire dépassés ? Ce pourrait être la question en filigrane de ce livre collectif, dont le titre évoque précisément « la fin d’une illusion ». Le sociologue Danny Trom et le philosophe Bruno Karsenti évoquent deux visions inconciliables : la première  rappelle les horreurs planétaires de l’islamisme radical, à l’œuvre par exemple au Bataclan et dans l’attaque du festival israélien Nova ; la seconde inscrit le 7 octobre dans une autre série qui n’inclut pas les islamistes au pouvoir à Gaza sous les atours du Hamas, mais la lutte des Palestiniens pour disposer d’eux-mêmes sur leur propre territoire et non disséminés à travers d’autres pays arabes. Ces deux visions approfondissent les clivages. Trom et Karsenti prônent dès lors un troisième point de vue, très proche de celui développé par leur collègue Ehrenfreund.

Conscience historique de l’Europe

Dans cette troisième optique, le 7 octobre appartient bien à la répétition de la destruction des juifs, que ce soit à travers le vieux prisme chrétien hostile au maintien du judaïsme, les pogroms d’Europe de l’est, l’extermination industrielle nazie ou l’islamisme. Mais cette vision va inscrire également cet événement dans « la conscience historique de l’Europe », divisée entre les Européens (et nouveaux arrivants) soucieux de cultiver et de protéger la démocratie mi-néo-libérale et mi-sociale et les Européens (et nouveaux arrivants) qui ne voient dans cette démocratie qu’exploitation et oppression, à l’intérieur de l’UE comme à l’extérieur (et parmi ces derniers on trouvera autant de néo-souverainistes que de militants résolus à marginaliser l’Europe dans un monde supposément rééquilibré en faveur d’un Sud global excluant Israël). 

Une question émerge à la lecture de cet ouvrage : et si ceux qui pourraient prendre l’Europe au sérieux dans sa vocation démocratique et pacifique étaient précisément ceux – les juifs – qui ont encore à craindre que cette partie du monde ne les trahisse après leur avoir enfin cédé un territoire colonisé depuis 1917 par les Britanniques ? Dans ce but, ne faudrait-il pas raviver le combat contre l’antisémitisme plutôt que de mettre un voile sur les occurrences de ce mal ? Nier les résurgences de la violence envers les juifs empêche les Européens de se pencher sur leurs propres divisions, de les surmonter au bénéfice de tous les citoyens de notre continent, indépendamment de leurs origines et de leurs religions, voire de porter les idéaux démocratiques sur le plan mondial. C’est du moins ce que comprend la lectrice de cet ouvrage. Enfin, on notera que, pour le philosophe Bruno Karsenti, c’est la diaspora juive (si on la laisse s’épanouir dans la sécurité) qui pourra apporter son soutien critique à un Israël lui aussi profondément divisé sur la manière d’assurer sa pérennité et de réorganiser sa vie démocratique.

La Fin d’une illusion, Israël et l’Occident après le 7 octobre, sous la direction de Bruno Karsenti. PUF, 2024: https://www.puf.com/la-fin-dune-illusion

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