Le mercredi 25 octobre dernier, l’office fédéral de la statistique (OFS) publiait un correctif de ses estimations de la force des partis au plan national, publiée initialement au soir des élections du 22 octobre. Comme il se doit, tout le monde lui est tombé dessus – la presse, les politiques, et tutti quanti, en lui faisant porter toutes les tares du monde : qui s’offusquant la bouche en cœur qu’un tel office puisse commettre une telle erreur, qui hululant que la correction chamboulait complètement les équilibres politiques du pays, qui prétendant que ce faisant l’OFS sauvait in extremis le siège d’Ignazio Cassis, en faisant repasser le PLR devant le Centre (pour deux dixièmes de pour-cent). Tout cela est évidemment totalement excessif, en même temps que très injuste, et profondément imbécile. Plaidoyer.
En préambule, on relèvera que l’estimation de la force nationale des partis ne représente aucune réalité de terrain: aucun parlementaire n’est élu dans une circonscription nationale qui n’existe pas, l’élection au conseil national se déroulant en effet exclusivement à l’échelle des cantons, et les campagnes nationales, lorsqu’elles existent, sont souvent subsidiaires aux campagnes cantonales. D’ailleurs, la correction annoncée par l’OFS n’a eu aucune influence sur la répartition des sièges, et donc des forces politiques au parlement. Le calcul de cette force nationale est en outre faussé au départ par le fait que tous les partis ne se présentent pas dans tous les cantons. Pour ne parler que des partis qui disposent d’un groupe parlementaire aux chambres, ma formation, le PS, était absent de cinq cantons et demi-cantons du pays (les deux Appenzell, les deux Unterwald et Uri) alors qu’il y compte des sections actives aux plans cantonal et communal, le PLR de trois (Rhodes Extérieures, Uri et Glaris), Vert-e-s et Vert’libéraux de l’ensemble des six cantons et demi-cantons n’envoyant qu’un parlementaire au conseil national : seuls le Centre et l’UDC présentaient des listes partout. Bref, l’indicateur ainsi constitué doit être pris pour ce qu’il est – un indicateur certes potentiellement intéressant, mais certainement pas fiable au point d’avoir une quelconque influence sur les processus politiques du pays.
Cela étant posé, l’OFS a ensuite accompli son travail de manière tout-à-fait remarquable. On le sait, nous vivons dans un pays fédéraliste, et si l’élection au conseil national se fait selon des règles fédérales, ce sont les cantons qui sont chargés de l’exécution ainsi que de la transmission des résultats à la chancellerie fédérale. Les cantons ne sont d’ailleurs chargés que de communiquer les noms des élues et élus : la loi fédérale ne leur demande aucune donnée statistique à ce sujet et c’est donc à bien plaire que l’état fédéral collecte les données cantonales en vue de constituer ce fameux indicateur. L’intérêt médiatique étant cependant évident, l’ensemble des cantons transmettent leurs données statistiques, la plupart selon un format prédéfini – mais pas tous : trois d’entre eux, les deux Appenzell et Glaris, ont choisi comme ils en ont le droit de fournir leurs données selon un autre modèle. C’est dans le traitement spécifique des données de ces trois cantons et demi-cantons que l’erreur s’est produite. Même si les cantons précités ne sont pas en faute, c’est bien parce qu’ils ne respectaient pas le processus proposé par l’OFS que ce dernier a dû mettre en place une procédure particulière, qui s’est révélée fautive.
A cette occasion il a été écrit quelque part que le rôle d’un office statistique et de vérifier, revérifier et revérifier encore ses résultats – et c’est exactement ce que l’OFS a fait en l’espèce. C’est en procédant à ces vérifications répétées et systématiques que l’Office a, dès le mardi suivant l’élection repéré l’erreur, qu’elle a immédiatement communiquée au Conseil Fédéral, puis rendue publique le lendemain, en toute transparence. En d’autres termes, le système de vérification a parfaitement fonctionné : correctement, prestement, ouvertement. On aura d’ailleurs constaté que pour tous leurs centres de data-journalism, aucun des grands groupes de presse qui ont fait leur beurre de cette prétendue catastrophique erreur statistique n’a été fichu de la relever par lui-même. Dont acte.
Pour mémoire, on rappellera ici que le travail quotidien de l’OFS est de recueillir, épurer, rendre plausible, mettre en cohérence, vérifier, revérifier et finalement publier des données statistiques de tous ordres. C’est un processus qui prend du temps, et qui ne supporte pas la brusquerie. Il faut par exemple à l’Office neuf mois pour passer du recueil des données du relevé des registres – qui fait office de recensement depuis 2010 – à la publication des résultats. Ce chiffre passe à douze mois pour le relevé structurel, à dix-huit mois pour la statistique des entreprises, etc. C’est normal : c’est à ce prix-là que les données statistiques peuvent être considérées comme fiables une fois publiées. Et c’est bien cela qui est important.
Et c’est là que se trouve le vrai scandale: une fois tous les quatre ans, on demande à l’OFS de faire un travail qui n‘est pas le sien – faire du journalisme, publier en catastrophe et sous une pression extrême un indicateur fait de bric et de broc sur la base de données livrées de manière disparate par les cantons, et dans l’heure s’il vous plaît : en d’autres termes, on lui demande de travailler à l’envers de ses pratiques habituelles, sans filet. Pour avoir œuvré dans le domaine durant trois décennies, je puis témoigner que c’est évidemment faisable, mais pas sans erreurs. Que l’Office en ait commis une n’est dès lors pas étonnant. Qu’il ait été capable de la corriger en moins de trois jours est déjà beaucoup plus digne d’intérêt. Qu’il ait été transparent à cet égard est remarquable, qu’on le lui ait reproché est proprement scandaleux.
Pour une raison que j’ignore, il n’incombe plus à la chancellerie fédérale de faire son travail de recueil et de publication des résultats officiels – dans l’ensemble des cantons, ce sont bien les services de chancellerie qui sont chargés de ces tâches et on ne voit pas bien pourquoi ce n’est pas le cas à Berne. Au surplus, s’agissant d’une donnée franchement discutable et dont l’intérêt, le soir même, est journalistique bien plus que statistique – quelques semaines plus tard, l’OFS publie dans l’indifférence générale les résultats épurés de l’ensemble des votations et élections fédérales, voilà pour l’intérêt statistique (immense !) de ces données –, on ne saurait conseiller aux organes de presse qui s’intéressent en premier lieu à ces données de faire eux-mêmes le travail. Bonne chance !
Pierre Dessemontet, statisticien amateur (ndlr et syndic d’Yverdon-les-Bains à ses heures)
Comments are closed.