Il ne partage aucune de nos convictions. Et c’est pourquoi nous sommes ravis et honorés d’accueillir le syndic d’Yverdon-les-Bains et député socialiste Pierre Dessemontet parmi nos chroniqueurs.
Depuis la fondation de ce journal, et plus encore depuis ce printemps et l’annonce par Le Temps de la fermeture de la plate-forme de blogs qu’il avait héritée de feu l’Hebdo et de laquelle j’étais un contributeur régulier, son rédacteur en chef, Raphaël Pomey, m’assiège afin que je rejoigne son équipe de chroniqueurs. J’ai répondu positivement à cette demande.
On peut légitimement se poser la question du pourquoi. Qu’irait donc faire un onctueux social-démocrate institutionnel dans l’équipe de chroniqueurs d’un journal qui se revendique comme résolument conservateur, d’une droite décomplexée – de quoi, on se le demande d’ailleurs toujours, mais on ne manquera pas d’y revenir –, parfois accusé d’être plus extrême encore et qui entretient en tous cas des contacts avec sa propre droite, au motif qu’il est sain de parler à tout le monde – assertion qui pourrait d’ailleurs faire l’objet d’un débat plus large encore : peut-on parler au diable ? Et pour lui dire quoi ?
Soyons clairs, sur le plan des idées, je ne partage vraiment pas grand-chose avec le courant de pensée que Le Peuple et son rédacteur en chef veulent défendre : je dirais même fort immodestement que j’en suis une forme d’antithèse incarnée. Il se revendique de droite, je suis de gauche. Il se dit anarchiste, je crois en l’État, en la collectivité. Il est conservateur, je suis progressiste – voire libéral sur le plan des libertés individuelles, c’est-à-dire résolument allergique au carcan social et communautaire que le conservatisme incarne. Il est catholique pratiquant, je suis de culture protestante, et au mieux doté d’une dimension spirituelle qui ne s’incarne pas dans une religion organisée – là, c’est moi l’anarchiste. Il voit le monde actuel en effondrement, je suis progressiste, je porte l’espérance d’un futur meilleur, des lendemains qui chantent. Alors que le monde qui change est une catastrophe pour lui, c’est pour moi une bénédiction, car c’est en effet pour le mieux. Il est souverainiste, je suis libre-échangiste. Il est localiste, je suis européen, mondialisé. Il est ancré, autarcique, attaché au lieu, je suis nomade, assoiffé d’ailleurs et d’horizons lointains, je ne tiens pas en place. Il n’est chez lui qu’ici, je suis chez moi partout, il est patriote, je crois l’être d’une manière radicalement différente de la sienne – on y reviendra. Je ne sais pas s’il est nationaliste et franchement, ça me peinerait, je ne le suis pas le moins du monde. La pensée identitaire n’a strictement aucun sens pour moi.
« S’il est un effort à accomplir, c’est peut-être celui-ci : revenir à une vraie culture du débat »
Pierre Dessemontet
Bref, au plan des idées, nous ne partageons rien. Mais en cette année d’élections fédérales, un thème qui revient désormais régulièrement dans les enquêtes d’opinion est celui d’une forme de regret sur ce qui faisait et devrait toujours faire le génie de ce pays, à savoir la capacité à se parler, à s’écouter et à s’entendre au-delà des différences de culture, d’opinion, de sensibilités et de valeurs. L’histoire de la Suisse, tant la mythique que la vraie, c’est bien celle de communautés foncièrement différentes les unes des autres – urbains et ruraux, protestants et catholiques, germains et latins, hommes et femmes – qui trouvèrent un moyen de se supporter les uns les autres, chacun dans sa vérité, sans trop chercher à l’imposer au voisin. Or, ces dernières années, cette capacité semble reculer – la politique semble devenir de plus en plus polarisée, voire violente, au moins verbalement. Je ne suis pas sûr que la politique de mon enfance l’ait moins été : elle l’était de manière différente, mais en surface en tous cas, elle semblait plus consensuelle, et à revoir des débats politiques de l’époque dans nos archives, on est frappé par la différence de ton d’avec aujourd’hui – même si : venant de la gauche, je n’oublie rien des fiches, des discriminations à l’embauche envers les « gauchistes », de la complaisance envers certaines dictatures dès lors qu’elles n’étaient pas communistes, du traitement inique de la main-d’œuvre saisonnière et étrangère, de l’absence presque totale des femmes dans le champ public.
Je ne sacralise donc pas le passé, et ne porte en moi aucune autre nostalgie que celle de ma propre jeunesse, mais s’il est un effort à accomplir, c’est peut-être celui-ci : revenir à une vraie culture du débat, dépasser la tendance actuelle qui, dans tous les camps, vise plus à mobiliser son propre cœur de cible qu’à l’élargir et où la victoire se conçoit contre les autres plutôt qu’avec eux. En d’autres termes, aller parler aux gens d’en face – en faisant l’effort d’entendre ce qu’en face on a à dire. C’est dans cet esprit que le défi représenté par mon inclusion dans les contributeurs de ce journal me semble intéressant : faire sur le terrain de l’adversaire profession de foi, représenter des idées, des valeurs, des sensibilités opposées à celles de son lectorat de base, et le faire au-delà du rôle de faire-valoir, de poil à gratter ou de punching-ball, avec l’ambition d’exposer l’interlocuteur à une autre pensée, de lui faire voir un autre point de vue que le sien, de le forcer à se décentrer – en prenant évidemment, en retour, le risque d’être soi-même décentré. De mener tout ce beau monde au doute, en somme.
« Nous ne partageons pas grand-chose, sauf peut-être l’essentiel – à savoir une soif de débat réelle et sincère »
Pierre Dessemontet
Sans être un ami d’enfance, je connais Raphaël Pomey depuis suffisamment de temps, et l’ai vu remplir suffisamment de rôles, pour n’avoir pas vraiment de doute quant à la manière dont il traitera ces chroniques. Comme déjà abondamment écrit ci-dessus, au plan des idées nous ne partageons pas grand-chose, sauf peut-être l’essentiel – à savoir une soif de débat réelle et sincère, empreinte de respect dans l’expression de nos avis réciproques. Cela fait désormais des lustres que nous nous toisons sur les réseaux sociaux et ailleurs, et que j’ai plaisir à le faire avec lui – parce que les désaccords profonds que nous avons au plan des idées ne débordent jamais sur l’affect ou l’appréciation portée à la personne. C’est suffisamment rare pour être relevé : je compte sur les doigts d’une main – en gardant le pouce et l’index en réserve – le nombre d’interlocuteurs avec qui je parviens à cette qualité d’échange tout en étant en désaccord complet sur le plan des idées, des valeurs, des perspectives et des sensibilités. Cela mérite d’être cultivé, encouragé.
Je ne sais plus1 d’où je tiens cette maxime qui veut qu’avant de pouvoir aller vers l’autre il faut savoir qui on est. Je douche tout fol espoir: je suis très bien là où je me trouve, au sein de ma famille politique, et je ne ressens aucunement le besoin de m’en échapper ne serait-ce que le temps de ces contributions. Si j’ai dit oui à Raphaël Pomey, c’est premièrement par respect pour sa démarche : créer un organe d’opinion avec lequel je ne serai quasiment jamais d’accord mais qui veut s’ouvrir à d’autres voix, dans une démarche que je sais sincère de nourrir le débat et d’ouvrir le champ des réflexions, parce que c’est en même temps utile et intéressant de s’adresser à un public à priori complètement opposé aux idées et valeurs que je défends, et parce que j’ai la conviction, ce faisant, d’être traité correctement par Raphaël Pomey. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est un défi pour lui autant que pour moi. J’ai hâte de le décentrer un peu, d’aller le chercher sur ses terrains de prédilection.
Pour terminer : je ne parlerai pas ici de politique yverdonnoise ni d’aucun sujet en lien avec mes activités à l’exécutif de la Cité thermale – j’invoque à ce propos un droit de réserve absolu. Je ne viendrai pas non plus mener ici des débats qui ne m’intéressent pas et dans lesquels j’estime ne rien avoir à apporter : il y en a que cet opuscule monte en épingle régulièrement qui ne suscitent en moi qu’un morne ennui – en soi, d’ailleurs, encore un sujet de débat. Mais cela laisse un champ de débat suffisamment ouvert. Conservatisme, extrême-droite, droite décomplexée, patriotisme, fin du monde, effondrement, etc. – ce ne sont pas les sujets de s’écharper qui manquent. Je me réjouis.
Pierre Dessemontet
Photo principale: Sarah Carp
- Ce n’est pas vrai : je sais exactement d’où je tiens ça. ↩︎
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