Appuyez sur “Entrée” pour passer au contenu

Je suis chrétien et anarchiste de droite, j’ai un Dieu, mais pas de maître. Journaliste, à la tête du magazine Le Peuple, je m’exprime sur cette newsletter à titre personnel, avec ma casquette de philosophe et de passionné de littérature. Vous allez peut-être tomber de votre tabouret, si vous venez ici pour la première fois, mais je respecterai vos désaccords, car j’aime avant tout le débat. J’aime aussi la bonne humeur, la bière, la viande rouge et le squat à la barre fixe, mais sous la parallèle.

Il n’y a plus de jeunesse en enfer

Partager cet article

Je croyais que le gymnase servait à former de futurs citoyens. En allant chercher les épreuves de mon bac, hier, j’ai découvert qu’il s’agissait désormais de produire de petits requins.

Comme je deviens un vieux coucou avec des poils tout gris, j’ai eu la possibilité d’aller chercher les épreuves de mon bac vingt ans plus tard, hier. Ma classe, la 3M1, était sympa, et j’y ai vécu ma dernière année de gymnase après un redoublement douloureux. Je garde un souvenir ému de cette ultime année, qui m’a remis sur les rails pour la suite de mon existence. Elle a coïncidé avec la rencontre de mon épouse, tout d’abord, et j’ai aussi découvert en ce temps que oui, finalement, on pouvait se faire la vie plus simple et somme toute assez heureuse. Je me souviens qu’après les cours, j’allais retrouver ma copine, et donc future femme, chez elle à une heure de train de la maison pour qu’elle me fasse bosser mon allemand. Pas forcément le programme que j’espérais mais je sais aujourd’hui que j’ai gagné au change. Je suis pour elle un débiteur insolvable et parfois je regrette souvent le sort que mon impétuosité lui a imposé.

Raised Fist, à cette époque, faisait encore du hardcore.

C’est toujours plaisant, les retrouvailles de classe : il faut faire semblant de tomber dans les bras de gens qu’on ne reconnaît plus, trouver des sujets de conversation ni trop intenses ni trop creux avec des semi-inconnus, et à la fin dire « à tout bientôt » à des gens qu’on n’a pas vu – et pour des raisons évidentes parfois – depuis vingt ans. Je ne sais pas faire de small talk et je suis un peu handicapé de ce point de vue, mais avec le temps, j’ai au moins appris à mettre en veilleuse les assassinats verbaux qui me caractérisaient à 19 ans. Il me semble que je n’ai allumé personne, pas même le copain cultureux qui m’a parlé de la future perfo qu’il va organiser dans un lieux de culte vaudois.

Avec mes anciens camarades et ceux des autres classes présentes, nous avons eu droit à quelques discours de circonstances avant de nous voir remettre les fameuses épreuves. Une chose qui m’a beaucoup frappé, c’est que l’on nous a aussi présenté deux entreprises lancées dans le cadre du gymnase, j’imagine (je n’écoutais alors que d’une oreille et je suis à moitié sourd depuis 2011) en spécialisation économie. « Pourquoi pas, après tout ? », me suis-je dit : à l’époque, ma seule priorité était de progresser au soulevé de terre, au développé couché et au niveau de mon tour de bras. À l’inverse, ces jeunes gens à l’allure de parfaits futurs élus PLR nous présentaient deux sociétés dont nous pouvions déjà acheter des parts : l’une vend des bonbons à base de fruits et légumes non-calibrés de la région, l’autre livre des œufs bios directement chez les gens.

Alors je n’ai rien contre l’entreprenariat, évidemment. Mais je dois admettre que voir de jeunes adultes de 45 kilos nous expliquer que l’un serait CEO, l’autre CTO, le suivant COO et le dernier HPI avec des TSA (ndlr non ça il n’y a pas eu) m’a tout de même assez vite fait serrer. Je sais que j’ai une vision de l’éducation rétrograde et certainement enfoncée dans les ténèbres oxfordiennes, mais franchement : en quoi ces projets, parfaitement respectables par ailleurs, méritaient-il davantage notre attention que la volonté d’un bonhomme, à l’issue de son gymnase, de faire poète, peintre ou archéologue par exemple ? Parce qu’il produira moins d’argent ? Est-ce là notre vision actuelle de l’éducation : produire de petits requins capables de nous vendre un discours de durabilité sur la livraison à domicile d’œufs – œufs que l’on devrait pouvoir aller acheter à pied à la ferme voisine si l’on n’assassinait pas les paysans… Ne me faites pas dire que ce que je n’ai pas dit : ces jeunes étaient épatants, polis, bien habillés et visiblement bien organisés. Je respecte ça. A leur âge, ils semblaient avoir déjà intégré tous les codes de la communication moderne, et notamment le copywriting. Tant mieux pour eux, certainement, mais tant pis pour la société visiblement incapable de penser qu’une chose qui ne se vend pas, l’esprit, puisse posséder une valeur infinie.

Ma génération était contre la guerre. Moi j’avais muscu.

En fouillant dans les livrets de classes de l’époque, j’ai vu que nous avions tous eu, en 2003, congé pour aller manifester contre la guerre en Irak. Succès relatif, si je me souviens correctement : « W » Bush ne nous avait pas écouté et avait quand même envoyé ses sous-prolétaires se faire découper par des barbus. Moi je n’avais pas participé, incapable de défiler
derrière un opportuniste qui crie des choses dans un porte-voix, quelle que soit la cause. J’étais allé à la muscu, à la place. Rétrospectivement, je pense néanmoins que la colère de ma génération était saine. A dix-huit piges, on n’est pas sur terre pour devenir un Chief Officer X ou Y dans le capitalisme vert. Pardonnez mes accents vieux con, mais on doit avoir envie de révolutionner le monde, pas de tirer les marrons du feu, même quand ils sont bios.

Une chose qui m’attriste, chez mes amis de gauche, c’est que souvent la sympathie naturelle que leur inspire des projets durables ou éco-responsables annihile chez eux tout esprit critique. Comme s’il leur était impossible de concevoir l’idée d’une « unité dialectique » des nuisances causées par notre mode de société, et des remèdes que ce même système entend leur appliquer. Peut-être, après tout, que je suis resté un affreux marxiste dans ma grille d’analyse, à moins que ce soit l’influence résiduelle d’un Guy Debord, mais une telle naïveté m’attriste. Un gamin qui sait monter un business à la fin du gymnase, mais qui ne sait pas déclamer des vers, dans ma vision de la vie, c’est un échec.

Sont-ce là des propos de conservateur de gauche ? De PDC à l’ancienne ? D’UDC ? Je ne sais pas, et à vrai dire je m’en fous. Je suis simplement le produit de professeurs que j’estime, et qui m’ont appris ce qu’il y avait de haut dans la vie : grimper sur les épaules des géants pour penser avec Épicure, avec Sénèque, avec saint Augustin. Je leur sais gré de ne m’avoir jamais demandé de rédiger un business plan.

Raphaël

Les commentaires sont désactivés.